Mai, en plus d'être le mois de la fête des mères, c'est aussi le mois d'anniversaire de Papa.
May isn't only about Mother's Day, it was also my Dad's birthday.
Et cette petite nouvelle est celle qui me fait le plus réaliser à quel point tous deux me manquent.
And this short story is the one that makes me most realise how much I miss them both.
CHASSÉS-CROISÉS AVEC LA MORT
Sylvia…
Tu es nue, allongée sur le matelas vert à coté de la piscine, au frais dans l’ombre créée par le mur de plantes tropicales poussant derrière toi.
Soutenue sur un coude, tu joues avec ton reflet dans l’eau, faisant danser des éclats de lumière sur ta peau dorée.
Une fleur tropicale décore ta lourde chevelure brune emprisonnée dans un chignon. Quelques mèches rebelles descendent chatouiller un mamelon rosé. Le hâle de tes pommettes et du bout de ton nez fin témoignent de l’ardeur du soleil de Floride. Ta jambe repliée prouve le pouvoir de la suggestion, accentue la courbe de ta fesse.
Je soulève l’appareil photo. Un sourire effleure tes lèvres, ton regard noisette se perd au loin. Je joue avec l’objectif, je cherche le meilleur angle. Tu gardes la pose. Tu as l’habitude ; ton premier mari était peintre et tu as posé pour tant d’autres, sans compter les sculpteurs…
Clic.
Nous sommes à Boca-Raton. Mon amie Zara nous a prêté sa villa pour l’hiver. Les filles pensent que nous sommes en vacances. Elles ne réalisent pas que tu passes la majeure partie de tes journées à l’Institut Lynn. La maladie qui dort dans ton sein ne t’as pas encore marquée de ses traces.
Tandis que je remonte la pellicule, une explosion sonore éclate dans la maison. Marie rentre de la plage avec les enfants. Je saisis une serviette, j’attends, interdit. La porte de la baie vitrée glisse, laisse place aux filles. Marie, avec sa discrétion habituelle, s’est rendue directement à ses quartiers.
La petite Ariane, qui a aperçu les nouvelles fleurs de l’hibiscus, se rue dans la plate-bande sans nous porter attention. Lugabi s’approche. Sourcils froncés, elle note ta nudité et l’appareil photo. Elle fait une moue de désapprobation.
- Papa, t’es rien qu’un vieux cochon !
D’un geste vif, elle se retourne et s’enfuit dans la maison. Ariane, couverte de terre et pistil à la bouche, court à sa suite, tenant une fleur en offrande à l’Idole. Un cri d’horreur accueille son entrée.
Nous échangeons un regard amusé. Comme d’habitude, je m’étonne que toi, si libre, si moderne, tu aies pu mettre au monde une fille aussi prude.
- C’est comme ça dans ma famille, m’expliques-tu de ta voix toujours marquée par l’accent germanique. J’ai voulu être une femme libérée pour emmerder ma mère, et Maman était sage et économe pour embêter la sienne.
Tout à coup, tu sembles fatiguée, triste. Une vague de colère monte en moi. Mais je suis impuissant devant ce crabe qui t’a volé ta mère deux ans auparavant, qui bientôt t’enlèvera à nous.
Et pourtant, c’est grâce à lui si nous sommes ici, ensemble. L’an dernier, notre mariage se terminait. Sans tambour ni trompette, la vie en avait eu raison. Puis le diagnostic est arrivé…
Aujourd’hui, je retrouve la femme que j’ai connue il y a douze ans. Celle qui, vêtue d’un bikini blanc, dansait pour moi dans les champs fleuris de l’Ile d’Orléans. Celle qui m’avait traîné sur le Tracel de Cap Rouge pour que j’y fume mon premier joint, en riant du fait que j’avais cinquante-cinq ans. Celle qui m’avait enfin initié aux bonheurs de l’Amour.
C’est comme si le Bal des Divorces et la Valse des Contrats n’avaient jamais eu lieu.
À présent, c’est moi qui regrette les années entre ton divorce et le mien. Quatre ans de perdus à cause de mes tergiversations de vieux catholique. Heureusement, tu m’as pardonné ces petites humiliations de l’adultère que je t’ai fait subir par inconscience : l’appartement sur une rue à l’écart, les cabines séparées sur les paquebots, les itinéraires de voyages divergents… Tu as aussi oublié mes couardises devant mes fils, mes faiblesses face aux fureurs du plus vieux.
J’ai maintenant compris que ce contrat de mariage auquel tu tenais tant, c’était pour apaiser ton insécurité, certainement exacerbée par ma faute. Je réalise que tes incessantes parties de bridge avaient remplacé le travail que je t’avais forcé à quitter. Et ce que j’avais perçu comme de la négligence envers les enfants, c’était plutôt du désarroi, peut-être même de la terreur.
Tranquillement, notre amour renaît des cendres de ces ressentiments qui empoisonnent notre vie depuis si longtemps. Nous ne savions pas qu’il fallait que la passion se change en amour, en amitié. Nos cœurs meurtris, apeurés par la mort qui te guette, ont fini par apprendre la leçon.
Sylvia…
Une larme est tombée sur la photo. Je l’éponge délicatement avec mon mouchoir puis je m’essuie les yeux. Mon bureau est couvert de photos. De photos de toi.
Quinze ans de photos… Tout ce qui me reste de mon Grand Amour. Mais je me souviens alors que j’ai peur que tes filles t’oublient. Trois ans déjà que j’essaie de faire cet album. Trois ans que tu es partie. Comme j’aimerais que tu sois là, à mes côtés. Les albums, c’était to truc, après tout.
Qu’est ce que je ne donnerais pas pour entendre ta voix encore une fois. Je m’ennuie même de ton accent allemand, qui agaçait tant ma fibre de vieux soldat.
J’ai besoin de l’œil et du jugement de la grande décoratrice formée au Bauhaus. Tu saurais quelles photos garder, lesquelles jeter. Pour moi, ce sont toutes des chefs-d’œuvre, sujet oblige.
Ma vision s’embue de nouveau ; je ressors mon mouchoir. Je laisse tomber mes paupières, je répète la litanie : tu es mieux là-haut, tu ne souffres plus, tu es en paix et tu veilles sur nous.
J’ouvre les yeux. Lucie est entrée dans la bibliothèque sans faire de bruit. Elle a douze ans maintenant, je n’ai plus le droit de l’appeler Lugabi.
Une main sur mon épaule, elle examine le tapis d’images qui recouvre mon bureau. Elle te ressemble, mais de moins en moins. Elle a tes cheveux, ta bouche et, Dieu soit loué, ton nez. Pour le reste, elle devient chaque jour plus Jolicœur.
Elle se tourne vers moi. À la vue de la photo que je tiens, elle rougit. Un éclair traverse ses grands yeux verts.
- Papa, tu n’es qu’un vieux cochon !
Mais sa voix est douce, taquine. Avant de s’envoler, elle dépose un baiser et une larme sur ma joue.
Ce ne sera pas pour aujourd’hui. Une à une, je reclasse les photos, je les remets dans l’enveloppe. Chaque portait amène son souvenir, chaque image tire sa flèche.
Le passé m’attire de son chant de sirène.
Sylvia… Sylvia…
Les filles prennent la pose sous les fleurs orange de l’hibiscus. Ce dernier ne semble pas trop avoir souffert de l’omni voracité d’Ariane ; en deux ans, il est devenu gigantesque.
Ariane est enchantée de s’installer sur les genoux de sa Grande Sœur. Lugabi, raide et sévère, endure l’adoration ; j’ai interrompu la séance de mathématique pour la photo. Je lui demande un sourire…
Clic.
Il s’évapore. Lugabi se lève en repoussant Ariane. Je ne dis rien, c’est à peine si je m’en aperçois. Cette photo me rappelle que tu ne veux plus que j’en prenne de toi. La porte-patio de notre chambre m’hypnotise. Elle est ouverte, mais tu ne sors plus, sauf pour aller à l’Institut. Tu te caches.
On dirait que je sens ta douleur, ta jalousie envers nous les bien-portant. Je remets les mathématiques à demain et j’ordonne à Lugabi de surveiller sa petite sœur. J’ignore les protestations et j’entre dans ton repaire obscur et frais. Assise sur le lit, devant le grand miroir, tu pleures.
Le traitement expérimental, la chimio, la radio, te détruisent lentement. Tes traits sont creusés, tu as perdu tes cheveux et tes seins. Je n’ai jamais été aussi content d’être plasticien. De pouvoir te jurer, sans mentir, que je suis capable de tout arranger.
Mais avant, tu dois guérir ; tu dois terminer ce traitement. Ce traitement immonde qui ressemble à de la torture. Ce traitement qui te tue en tuant le cancer.
Jour après jour, je m’aperçois davantage que les chances ne sont pas de ton côté. Tu es jeune, mais les privations que tu as subies lors de ton enfance dans l’Allemagne d’après-guerre ont miné ta santé. Et, à chaque rencontre, le regard du Docteur Lynn s’assombrit un peu plus.
Je te prends dans mes bras, j’embrasse tes joues humides. Mes yeux sondent le coin de la pièce. Comme toujours, elle est là, dans l’ombre. Elle t’attend. Silencieusement, je la supplie : pas encore.
Elle disparaît. Mais dans ma tête j’ai entendu son salut, son avertissement.
Bientôt…
Boca Raton 1980 – Ville de Québec 1986 – Boca Raton 1982
Dancing with Death
Sylvia…
Glorious in your nudity, you lie on the green mattress beside the pool, cool in the shade offered by the wall of tropical plants growing behind you.
Leaning on an elbow, you play with your reflection in the water, making small splashes of light dance on your golden skin.
A tropical flower adorns your heavy mane of auburn hair. Your loose chignon lets a few rebel strands escape to caress a pink areola. The powerful Florida sun has brushed your face with a healthy glow, highlighting your cheekbones and the tip of your nose. Your strategically bent leg accentuates the curve of your buttocks, proving the power of suggestion.
I raise my camera. A smile tickles your full lips; your chestnut eyes gaze away in the distance. I play with the lens; try to find the best angle. You hold the pose. You’re used to it: your first husband was a painter and you posed for so many of his artist friends…
Clic.
We are in Boca-Raton. My friend Zara has lent us her villa for the winter. The girls think this is a long vacation. They don’t realize that you are spending most of your time at the Lynn Institute. The disease growing in your breast has not yet left its mark upon you.
As I wind the film, an explosion of sound erupts in the house; Marie and the kids are back from the beach. I grab a towel and wait, ready to throw. The glass door opens, only letting out the girls. Marie, with her customary discretion, has gone directly to her quarters.
Little Ariane, who has spotted a new flower in the hibiscus tree, charges toward the garden bed without even glancing at us. Lugabi comes closer. Frowning, she registers your nakedness and the camera. Her face reddens and her mouth twists with disapproval.
“Daddy! You’re just a dirty old pig!”
Quick as a snake, she turns and rushes back into the house. Covered with earth and pollen, a pistil hanging from her lips, Ariane runs in after her, holding out a big flower as an offering to her Idol. A horrified scream greets her entrance.
We exchange an amused glance. As I often do, I express my surprise that you, so modern and free, managed to give birth to such a prim and prude young lady.
“That’s how it goes in my family,” you explain in your voice that still bears traces of a German accent. “I wanted to be a liberated feminist to annoy my mother, and she was a respectable and frugal gentlewoman to annoy hers.”
Suddenly, you look sad and tired. A wave of anger rises in me, but I am powerless against the crab that stole your mother away two years ago, that is slowly taking you from us now.
And yet, it is because of it that we are here, now, together again. Last year, our marriage was ending. Quietly, without much ado, life had extinguished our love. And then the diagnosis had fallen…
Today I rediscover the woman I met twelve years ago. The one who, wearing only a white bikini, danced for me in the blooming fields of the Ile d’Orléans. The one who dragged me up the Cap Rouge Railway Bridge to smoke my first joint, laughing at the fact that I was fifty-five. The one who, at long last, had initiated me to the pleasures of passionate love.
It’s as if the Divorce Rigmarole and the To and Fro of Contracts had never taken place.
Now I’m the one who bemoans the years between your divorce and mine. Four years lost because of the foolish dilly-dallyings of an old Catholic. You have finally forgotten all the little humiliations of adultery that I forced upon you without thinking: the little apartment off on a side-street, the separate cabins on cruise ships, the diverging travel itineraries… You have even forgiven my cowardice when confronting the eyes of my sons, my weaknesses when dealing with the eldest’s rages.
And it dawns on me why this Marriage Contract was so important to you: you needed to reassure those innate insecurities that I had certainly exacerbated by my actions. I have also realized that the unending bridge tournaments were to replace the work you had been forced to abandon, that what I had perceived as negligence toward the children was actually dismay, maybe even terror.
Slowly, our love is resurrecting from the ashes of these grudges that have been poisoning our lives for so long. We hadn’t known that passion needed to transform into love and friendship. Our battered hearts, fearful of the death that awaits you, have at long last learned the lesson.
Sylvia…
A tear has fallen on the glossy photograph. I wipe it off delicately with my handkerchief, then dry my eyes. My desk is covered with pictures. Pictures of you.
Fifteen years of pictures… All that’s left of My Great Love. Yet I have my memories, while I’m afraid your daughters are starting to forget. Three years I’ve been working on this album. Three years since you left us. How I wish you could be here beside me; albums were your thing, after all.
What I wouldn’t give to hear your voice once more. I even miss your German accent, which used to irritate my old soldier’s soul.
Three years, and barely two pages to show for it. I need the eye of the Bauhaus trained decorator. You would tell me which photographs to keep, which to throw away. To me, each is magnificently beautiful, just as you were.
My sight blurs again; I reach for the handkerchief. My eyelids block the tears; I repeat the litany: you are at peace in heaven, your suffering is over, you are watching over us…
I open my eyes. Lucie-Gabrielle has entered the study silently. She is twelve now; I am not allowed to call her Lugabi any longer.
She lays a hand on my shoulder, gazes down at the carpet of images hiding my desk. She still looks like you, but a little less everyday. She has your hair, your mouth, and, thank God, your nose, but the Jolicoeur is creeping in more and more as she grows up.
She lowers her gaze, sees the picture I’m holding, blushes. Something flashes in her big green eyes.
“Daddy, you’re a dirty old man.”
But her voice is soft, indulgent. Before scampering away, she lays a kiss and a tear on my cheek.
Today won’t be the day. One by one, I reorder the photographs, putting them back in the envelopes. Each portrait triggers a flashback; each image slings an arrow.
The past calls to me with its siren song.
Sylvia… Sylvia…
The girls take the pose under the orange flowers of the hibiscus. Ariane’s omnivorous tendencies hasn’t hurt it too badly: in the last two years it has grown as big as an apple tree.
Ariane is delighted to get to sit on Big Sister’s knees. Lugabi, tense and severe, endures the adoration grimly – at least I’ve interrupted the mathematics session for the photograph.
I ask for a smile.
Clic.
It vanishes. Lugabi stands, pushing away Ariane. I don’t rebuke her. In fact, I barely notice. The picture has reminded me that you won’t let me take any more of you. All my thoughts fixate on the sliding door of our bedroom. It’s open, but you never come out, except to go to the Institute. You’re hiding.
I can feel your pain, it radiates out to me, along with your jealousy toward our health. I give Lugabi a day off from the mathematics and order her to watch Ariane. I close my ears to the protests and penetrate the cool darkness of your refuge. You are sitting on the bed, in front of the full-length mirror, crying.
The experimental treatment, the chemotherapy and the radiotherapy are slowly destroying you. Your face is sunk in; you have lost your hair and your breasts…
I have never been so glad to be a plastic surgeon, to be able to swear to you, without lying, that I can fix it all.
But first you have to get well; you must go through with this treatment. This terrible cure that resembles torture, that kills you as it kills the cancer.
Day after day, the fact that the odds are not in your favor becomes clearer. You are young, but the privations you endured during your childhood in post-war Germany have weakened your health. At each appointment, I notice the shadows in Dr. Lynn’s eyes getting darker.
I take you in my arms; I kiss your wet cheeks. My eyes go to the corner of the room. As always, she is there, in the shadows, waiting for you. Silently, I beg her: not yet.
She disappears. But in my head, I heard her farewell, her warning.
Soon…
Boca Raton 1980 – Québec City 1986 – Boca Raton 1982
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