Il y a 2 ans, j’ai commencé à travailler dans un refuge pour personnes sans-abri. J’en ai appris des choses :
La première c’est que ça peut arriver à N'IMPORTE QUI.
Autant on aime se réconforter à croire le contraire, il reste que la majorité d’entre nous n’est qu’à quelques emmerdes de se retrouver à la rue. Si c’est 4 aux États-Unis, c’est peut-être 8 au Canada et en Europe, mais le capitalisme créant des pénuries artificielles, la pauvreté est toujours là qui nous guette, plus proche qu’on pense.
Les personnes en situation d’itinérance sont toutes différentes, avec leur histoire distincte. Il y a des jeunes d’à peine dix-sept ans et des vieillards squelettiques avec un pied dans la tombe. J’ai rencontré des gens qui ont déjà gagné des salaires dans les six chiffres, d’autres qui ont/avaient une famille aimante, parfois même fortunée. Beaucoup de nos clients travaillent – la majorité de ceux qui le peuvent, et même quelques uns qui souffrent de conditions qui rendent le travail difficile.
Tous ces remparts sur lesquels vous compter pour vous retenir ? Ils peuvent s’effondrer.
Ça peut être une méga-catastrophe qui vous fait perdre les moyens de garder votre domicile : la maladie d’un enfant, la mort d’un époux… Ou un éboulement d'ennuis, chacun vous attirant de plus en plus bas, jusqu’à ce que vous touchiez le fond.
On aime raconter que certains sont responsables de leur malheur, mais il vaut mieux ne pas juger hâtivement : beaucoup d’expulsions sont illégales (en fait, la majorité sont abusives), et souvent le crime ne justifie pas la peine (surtout si on est une minorité visible et/ou pauvre). Passé les problèmes socio-économiques qu’on a laissé s’empirer, ce que la personne manquait de plus dans ces cas, c’est les moyens de se défendre adéquatement.
Ensuite il y a les boucs émissaires préférés des bien-pensants : alcoolisme, drogue, et santé mentale. Soyons honnêtes : si je n’avais plus de toit, j’essaierais certainement de noyer ma peine avec n’importe quoi qui me passerait sous la main, pas vous ? Si j’étais sans domicile, quoi que fut ma santé mentale au départ, je m’imagine qu’elle n’irait pas en s’améliorant. Ces épouvantails sont au mieux une question de poule et d’œuf, au pire une distraction délibérément conçue par des gens qui refusent d’abandonner leurs préjudices, et leur argent, pour régler le problème.
Tout aussi attristant est que certaines personnes semblent vouées à tomber en situation d’itinérance depuis l’enfance, ou même depuis la naissance. Plusieurs ont grandi dans des familles d’accueil, payant sans répit pendant des décennies les pêchés de leurs parents. Enfin parlons des relations abusives, passées et présentes. Se retrouver sans domicile, c’est souvent la crainte qui garde les victimes dans des situations épouvantables.
Il y a des familles sans-abri : des frères, père et fils, etc. Ceci ajoute un nouvel obstacle à qui veut s’en sortir. Ou tu traînes ta famille avec toi, ou elle te retient en arrière – Ou tu brises les liens.
En fait, l’aspect social de l’itinérance est un obstacle généralement mal compris. Souvent alors qu’une personne s’enlise dans cette vie, ses attaches affectives se brisent, ou peut-être que celle-ci n’en a jamais eu (pour être parfaitement honnête, certains sont plutôt lourds et maladroits dans leurs interactions sociales – c’est facile d’imaginer famille et amis se distancier un à un, exaspérés et fatigués).
Mais tout à coup, ils font partie d’un groupe qui se tient aux mêmes endroits : le refuge, le parc, et quelques autres qui tolèrent leur présence. Des amitiés se créent, même une sorte de famille.
Lorsqu’enfin est trouvé un logement, celui-ci vient probablement avec des règles strictes à propos d’invités (normal comme c’est souvent avec espaces partagés) et de sobriété. Ainsi, ils ont gagné un toit, mais ils ont perdu leurs copains. La solitude gagne vite et ils vont dire bonjour. Peut-être qu’un ami est suspendu du refuge et il fait froid, un autre offre un verre et s’offense des refus… Et hop, c’est le retour à la rue.
Certains partent un jour sans dire mot, pour ne jamais revenir – au grand chagrin de ceux qui ont arrangé le dit logement.
L’attitude face à l’adversité de ces gens peut parfois surprendre, car beaucoup vivent ces circonstances assez paisiblement, et sont de compagnie agréable. Mais inévitablement, vient le jour où j’aperçois la tristesse et la résignation dans leur regard, ou même le désespoir et la colère. Cette rage est à mon avis le côté le plus facile à comprendre de cette expérience – qui ne serait pas furieux à leur place ? Elle est souvent en veille, parce que même ceux qui ont des troubles mentaux savent qu’il vaut mieux la contrôler (lorsqu’on a besoin des autres pour survivre jusqu’au lendemain, la colère n’est pas une bonne alliée), mais elle bouillonne. Et lorsqu’elle explose, habituellement au pire moment, les conséquences ne font que les enfoncer plus bas.
J’ai aussi une meilleure idée du coût qu’occasionne l’existence des personnes sans domicile. C’est une goutte dans un baril, mais si on additionne seulement les dépenses du refuge : un édifice (+ chauffage, électricité, eau), des employés pour en prendre soin, d’autres pour assister les clients, les repas, l’ameublement, le linge, le transport, les équipes d’intervention à l’externe… Puis les frais occasionnels : on appelle 911 en moyenne une fois par soir, police ou ambulance. Cela implique une équipe complète de techniciens d’urgence ou de policiers monopolisée pendant une heure. Puis il y a le gaspillage : nous déménageons bientôt dans le troisième refuge temporaire, essentiellement à cause des NIMBYs (Not In My Back Yard). À chaque fois, les immeubles ont besoin d’adaptations majeures. Et à cette époque de COVID, ajoutez à cela les hôtels d’isolation, de quarantaine, les tests…
Ne serait-ce pas plus facile de régler le problème en amont plutôt qu’en aval ? Pourquoi ne pas subventionner plus de logements appropriés ? Des loyers modiques ainsi que des places assignées dans des résidences avec soins médicaux ? Je suis certaine que ce ne serait pas beaucoup plus cher en fin de compte. Après deux ans, ça me semble évident que le problème est directement lié à nos choix politiques et économiques. Une abondance de logements abordables ferait baisser les loyers et la valeur de l’immobilier. Et ainsi, comme dans les cas des entrepôts d’Amazon ou des stades sportifs, les contribuables doivent encore une fois payer la facture et subventionner l’accumulation de capital des grands propriétaires immobiliers.
Hier, un homme est venu me voir se plaignant de douleurs. Il avait dû se faire amputer la moitié de ses deux pieds à cause d’engelures. Il ne lui reste que ses talons.
Le jour d’avant un jeune homme est venu me dire qu’il n’en pouvait plus et qu’il avait décidé de se suicider.
La semaine dernière, un client est venu me voir pour que je l’aide à obtenir 2500$ de salaire retenu illégalement par son employeur.
L’an passé, j’ai vu un homme déféquer dans une bouche d’égout en plein centre-ville de Toronto.
À tous les jours, le nombre de personnes nécessitant nos services augmente, ceci malgré la venue du printemps. Et la solution que la plupart des villes adoptent en ce moment est de les déplacer, de leur interdire l’accès, de fermer les toilettes publiques…
Combien de temps allons-nous hausser les épaules en détournant le regard ? Comment pouvons-nous être complices de cette misère ?
Pour l’amour de notre prochain, trouvons de vraies solutions qui ciblent les causes du problème : la pauvreté et ceux qui en profite.
Commençons par un salaire minimum décent (indexé aux loyers – qui ne devraient pouvoir augmenter annuellement que si les salaires suivent).
Finançons des aides pour prévenir les expulsions (ce qui coûte une fraction des frais occasionnés pour relocaliser une personne sans-abri), combinées avec des loyers plafonds (pour ne pas encore subventionner des propriétaires cupides).
Votons des lois plus sévères envers les baux et les employeurs abusifs, ainsi que la prolifération des AirBNB. Revoyons les règles fiscales qui rendent un logement au prix exorbitant vide plus attrayant pour le propriétaire qu’un loué a bas prix.
Améliorons l’intégration sociale des orphelins et anciens détenus. Décriminalisons l’itinérance et finançons les défenseurs publics. Encourageons les proprios qui donnent des secondes chances, et créons des outils qui permettent aux gens à bas revenus d’améliorer leur cote de crédit et effacer une expulsion de leur dossier.
Construisons plus de logements abordables avec des lieux de sociabilité intégrés, ainsi que des résidences avec soins adaptés pour ceux qui ont des besoins de santé (physique et mentale). Et à travers tout cela, impliquons les gens que nous essayons d’aider, supportons la création de communautés où ils se sentiront valorisés.*
Et si la vue de cette liste vous fait peur, que vous vous dîtes que c’est trop cher et que les gens vont abuser, souvenez-vous que tout ça c’est du bourrage de crâne répété par des gens qui profitent de la pénurie artificielle du logement – en fait, VOUS profitez peut-être de cette pénurie en tant que propriétaire de maison (c’est mon cas). Cependant, imaginez tout ce qu’on pourrait accomplir avec nos taxes si seulement nos politiciens pouvaient se rappeler que la pauvreté n’est pas un crime mais une plaie, et que ceux qui en sont victime sont aussi des êtres humains.
*Il y a beaucoup de petits organismes qui tentent de réaliser ce qui est mentionné ci-dessus. Ils n’ont souvent pas les moyens d’organiser des campagnes de financement très étendues, et votre contribution serait la bienvenue.
MAIS, commencez donc par vous questionner si vous faites partie du problème. Payez-vous assez vos employés (seriez-vous capable de vivre sur ce salaire) ? Si vous possédez des logements, prenez-vous en compte la capacité de payer de vos locataires avant d’augmenter les loyers ? Seriez-vous prêts à donner une chance à quelqu’un qui a déjà été expulsé ou emprisonné ? Si vous construisez des logements, est-ce que vous faites uniquement dans le grand condo hyper luxe, ou est-ce que vous vous assurez qu’une proportion congrue sera abordable ?
La philanthropie c’est bien beau, mais comme disait Desmond Tutu, au lieu de sauver les gens de la noyade, il vaudrait mieux les empêcher de tomber à l’eau.
Comments