Je le savais à minuit une que la journée serait un désastre. En fait, cela a commencé avant, pendant la soirée. Depuis un mois, à tous les soirs ou presque, je trie des caisses de papiers de chez Marraine.
Marraine, c’était la seconde épouse de mon oncle. Elle n’a jamais eu d’enfants mais elle m’a accueillie sous son aile lors du décès de ma mère et, laissez-moi vous dire, elle a été une maman adoptive formidable ! Le mois dernier, elle est morte d’un cancer du poumon compliqué d’un AVC massif.
Bref, ce boulot qui me chiffonne le nez (certains papiers ont plus de cent ans) vient avec une gamme complète d’émotions. Ça aide d’avoir un mari à ses côtés et un verre de vin à la main.
À onze heures, on avait bu trois bouteilles. Ma gorge et mes yeux n’en pouvaient plus de la poussière. On a tout placé dans les chemises idoines et on a remis les caisses au sous-sol. Incroyable comment ça pue du vieux papier ! Et, pour bien terminer la soirée, on a pris un petit digestif. Le verre de trop, quoi.
Donc, à minuit une, mon mari a commencé à ronfler. Son ronflement de Calvados : rond comme une pomme, aussi subtil qu’un troupeau de Normands qui chargent. C’est l’enfer !
Comme de fait, Satan n’a pas tardé à apparaître. Il m’a promis qu’Achille (le nom a été modifié pour protéger l’innocent) ne ronflerait plus jamais en échange de mon âme. D’habitude, Satan, il trouve des trucs beaucoup plus chouettes pour m’allécher : la jeunesse éternelle, des milliards de dollars, quinze livres de moins, mes romans publiés, des pouvoirs magiques… N’empêche que je n’ai jamais été si proche de céder.
J’ai résisté. Je lui ai dit d’aller voir au paradis si j’y étais et j’ai donné un coup de pied à Achille. Je me suis enfouie dans mes oreillers en remerciant Dieu pour la finesse de leur duvet et la douceur de mes draps (coton égyptien, 800 fils au pouce, tissé percale, hautement recommandés en cas d’infestation démoniaque).
Vers huit heures, mon mari s’est levé. Enfin, je pouvais arrêter de suffoquer dans mes oreillers et peut-être dormir.
Pas pour longtemps. J’avais oublié qu’on était dimanche. Pourquoi est-ce que je prends toujours un coup le samedi ? On dirait que ça ne me rentre pas dans le crâne que le Dimanche, la messe est à neuf heures et quart.
Et, ne me demandez pas comment, mais il le sait toujours, le bedeau, quand j’ai la tête dans le c… Je suis certaine qu’il le fait exprès. La semaine dernière, les cloches ont sonné deux minutes à peine. Ce matin, il a commencé à neuf heures moins cinq ! Et il était en forme, le bedeau. Je l’imagine, tout rond, en robe de bure, chauve, pendu après sa corde en train de se balancer d’un mur à l’autre du campanile, un grand sourire aux lèvres. Le salaud !
Il faut déménager.
Mon cerveau était traversé de spasmes tranchants, mais je n’avais plus sommeil. J’ai avalé trois Aspirines et je me suis traînée hors du lit avec peine et misère.
En bas, mon mari semblait en pleine forme. Il fait chier. Je lui ai grogné bonjour et on a joué à Pepe le Pew pendant deux minutes. Il a rapidement compris qu’après avoir écouté son imitation de siffleux toute la nuit, j’en avais ma claque, non mais flûte !
Verre d’eau à la main, je me suis installée à l’ordinateur. Par quoi commencer ? J’essaie normalement d’écrire un chapitre de roman à tous les jours en me levant, mais ce matin les annonces d’immobilier possédaient un charme irrésistible.
L’ordinateur a décidé pour moi : vingt courriels !
Comment ça vingt courriel ? Appréhensive, j’ai ouvert ma boîte de réception. Entre la réclame et les inanités de Facebook, j’ai vu le nom redouté. Pendant que j’épluchais des souvenirs de famille, mon cousin a encore piqué une crise.
Mon cousin, c’est le fils de mon oncle, le beau-fils de Marraine. Il n’est pas content. Marraine l’a déshérité (comme l’ont fait sa mère, son père et son frère ; c’est une manie). Il ne semble pas comprendre que quand on traite les gens avec mépris, on a peu de chance d’être récompensé. Et, au lieu de ses enfants, elle a préféré léguer ses choses à trois de mes cousins et à moi. Ça, ça ne lui a vraiment pas plu, au cousin.
J’ai ouvert son premier courriel. J’y ai trouvé la rengaine habituelle : comment il est triste, que c’est pas juste, que s’il a raté sa vie c’est à cause de son enfance malheureuse… blablabla… Difficile à croire qu’il a maintenant soixante ans, qu’il va bientôt être grand-père. Il devrait y avoir un âge de péremption sur la dernière excuse. Sans blague, on dirait un gamin qui se roule par terre en pleurant.
Le deuxième, plus virulent, s’adresse aux héritiers (avec toute la famille en copie). Il nous traite de vautours sauvages et nous ordonne de lui abandonner notre héritage. Il est fou, ma foi.
Dans le troisième, après la réponse de ma cousine qui lui dit « Tu es fou, ma foi », il nous traite tous de chiens sales et nous annonce qu’il a engagé un avocat. Il va poursuivre tout le monde ! Oui, même tante Monique qui a 89 ans. Rien pour aider ma migraine.
Fronçant le sourcil, j’ai toisé mon démon, perché sur mon épaule gauche. Il est pareil comme son patron, c’est un satyre à la peau rouge et aux cheveux noirs qui porte une petite barbichette pointue, sauf qu’il ressemble étrangement à mon ex petit ami (celui qui est passé du côté obscur de la force).
Mon démon avait l’air fanfaron. J’ai pointé l’écran du pouce.
— C’est vous ça ?
Il s’est embué les ongles et les a frotté sur sa redingote de soie noire (j’ai oublié de mentionner qu’il est toujours bien sapé, comme mon ex, d’ailleurs).
— Un chef-d’œuvre, on en est très fiers.
J’aurais dû m’en douter.
J’ai appelé mon mari pour qu’il vienne lire. J’aime bien avoir son opinion et mon verre d’eau était vide. En allant à la cuisine, j’ai aperçu le flacon de Tylenol.
— Tut tut, dit une voix de mon épaule droite.
Ça, c’est mon ange. Il m’énerve. Il a une tête de socialiste et une gueule d’animateur de jeux télévisés. Il porte une longue jaquette blanche et des Birkenstock et, au lieu de jouer de la lyre, il joue de la cornemuse. Mal.
— Tu viens de prendre trois Aspirines, il insiste. C’est pas bon ce genre de mélange.
— Mais c’est la faute de vos foutues cloches…
Il a haussé les épaules.
— Le seigneur donne, le seigneur reprend. Tu ferais mieux de boire une tasse de café.
Ça semblait raisonnable, mais j’ai appris à me méfier. Je me suis servi un café (trois Splenda, un sucre) et je me suis trempé les lèvres.
Beuark ! Ça goûtait le pipi de chameau ! Parfois, mon ange, il mérite des baffes. En plus il rit comme Charlemagne.
Mais j’avais besoin de mon stimulant (le seul qui me reste depuis que j’ai arrêté de fumer). J’ai ajouté du lait et du sucre : un bon sirop de lendemain de veille.
Je suis retourné dans le bureau. Mon mari avait les yeux gros comme des assiettes à soupe. Il s’est tourné vers moi en faisant son Obélix.
— Il est fou, ce cousin.
J’ai repris ma place. Que faire ? Mon roman ne m’intéressait plus. J’avais juste envie d’écrire à mon cousin, de lui dire qu’à son âge, il serait peut-être temps d’arrêter de faire le guignol. Mais je sais que ce n’est pas la solution : quand on lui répond, on l’encourage, il aime ça. Non, la seule chose à faire c’est de l’ignorer.
De retour au roman, alors…
Et là, l’ordinateur s’est mis à planter. Les lettres que je tapais sur mon clavier sortaient autrement et le correcteur automatique s’est embarqué sur le mode finlandais.
J’ai soufflé par le nez. C’était probablement un code dix-huit. J’ai abandonné le roman pour aller sur internet. Pas moyen, l’ordinateur était gelé gelé.
Je hais ces machines. On passe plus de temps à les faire fonctionner qu’à s’en servir. Mon rêve de richesse se borne habituellement à une chose : pouvoir lancer mes ordinateurs par la fenêtre quand ça me chante !
— Tut tut, gronda mon ange. C’est pas génial pour l’environnement ça. Il faut que tu apprennes la patience.
Il a soufflé une note dans son infâme cornemuse. C’en était trop. Je me suis imaginée prendre la cornemuse et la casser sur sa tronche.
J’ai ouvert les yeux, il avait disparu. J’ai crié à Achille de venir m’aider. Le temps qu’il arrive, j’avais décidé que c’était de sa faute. L’ordinateur marchait très bien avant qu’il ne lise les courriels du cousin…
Et l’engueulade fut.
Mais j’avais oublié mon mal de bloc. Après deux minutes, je me suis recroquevillée sur un fauteuil en pleurant. Achille m’a embrassé les cheveux. Il m’a suggéré de lire le Soleil de hier à la place, pendant qu’il s’occuperait de l’ordinateur. Et peut-être que je devrais manger quelque chose, il ne restait plus beaucoup de temps avant le tennis.
Deux heures plus tard, j’avais repris forme humaine et je m’étais convaincue que je voulais aller jouer au tennis.
Le problème, c’est que les clés de voiture avaient disparues. Les deux trousseaux, pfft, volatilisés.
J’ai eu une vision : n’avais-je pas eu une rage de fumer la veille ? J’ai demandé à mon mari s’il n’avait pas caché les clés, question de s’assurer que je n’irai pas m’acheter des cigarettes. Il m’a répondu que non et on a commencé à chercher.
Trois quarts d’heure plus tard, on cherchait encore. Pour le tennis c’était foutu et Achille commençait à s’inquiéter. Quelqu’un (lire : un cousin déplaisant) se serait-il introduit dans la maison ? Aurait-il volé les clés pour revenir plus tard en toute quiétude ?
Mais pourquoi les deux trousseaux ?
Moi, j’étais convaincue que mon hypothèse était la bonne. Achille s’est choqué : il s’en souviendrais, merde !
Mais là, j’avais plus envie de rigoler. J’ai persisté :
— Disons que tu les aurais caché, fais semblant. Où les aurais-tu mises ?
Mon mari m’a fait une drôle de tête puis il est allé devant la bibliothèque. D’un geste hésitant il en a tâtonné le dessus. Cling !
Je me suis laissée tomber sur une marche. Je me suis tournée vers mon démon. Il semblait ébahi.
— Ah, non. Je te jure, il le fait tout seul. Il est phénoménal ! On devrait l’engager, il serait vite le chouchou du patron.
J’ai senti la rage me monter au nez. Il fallait que je me calme. Mon ange n’avait rien vu aller, le con. Il était assis en tailleur en train de se faire une pédicure en mordant sa Birkenstock. Les pieds d’anges n’ont peut-être pas d’odeur, mais c’est quand même dégoûtant. Il a levé la tête pour analyser la situation. Il a craché sa sandale.
— Désolé. Je suis aussi pantois que l’autre.
Mon démon, de son côté, a commencé à se battre avec un pot de moutarde. Je lui ai envoyé une pichenotte. J’ai fermé les yeux et j’ai compté. Je devais me battre contre ma génétique : je ne veux pas être comme mon père, je me défends de faire les mêmes colères dévastatrices…
Quand j’ai relevé la tête, mon mari était assis deux marches plus bas. Il m’a fait un petit sourire penaud.
— On fait ce que tu veux. N’importe quoi. Je suis désolé, je t’aime ma chérie.
Mais moi, j’en ai vraiment trop marre de cette journée. Tout ce que j’ai envie c’est prendre un bon bain chaud puis m’envelopper dans des cotons ouatés. Me blottir dans un fauteuil devant un bon feu et lire un Petit Nicolas, histoire de me consoler d’avoir épousé Gaston Lagaffe.
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